Savoirs en chemin

Cravache aventureuse


Il y a l’eau de tous les jours, et il y a celle bue au sommet de la montagne

Dicton pyrénéen


Jeudi 22 septembre 2016, steppes mongoles, nord-ouest d’Oulan Bator, matinée ensoleillée.

Réveil pas trop douloureux ce matin. Le suspense planant autour de mes fesses se lève petit à petit. Les avertissements de mon entourage avaient pourtant été nombreux : “Tu es fou de te lancer directement par une pleine semaine !” ou encore “Tu verras, première journée, ça ira, puis à partir du deuxième jour, tu pourras plus marcher !”.
Hier fut mon baptême de cavalier, première journée des sept prévues à errer dans les steppes.

Nous débutons cette seconde journée de trek et ma quatrième heure de cheval. Tolqa et Samka, nos deux guides mongols, semblent soulagés que le débutant du groupe ne complique pas l’expédition. Et le contact, bien qu’uniquement visuel et gestuel, semble même passer plutôt bien avec Tolqa.

Peu de temps après le départ, il me tend avec un sourire sa cravache. Sorte de tresse de cuir épais utilisée pour manoeuvrer le cheval. Celle-ci semble lui appartenir depuis longtemps car le cuir est usé et la finesse de l’artisanat de qualité. Bien que pas trop motivé à l’idée de fouetter le cheval, je le remercie de l’attention avec mon mongol très rudimentaire. Satisfait, il reprend la tête du groupe et je retourne à mes observations et mes photographies.

C’est plus tard dans la matinée que les choses se gâtent. Tolqa revenu à mon niveau, m’interpelle soudainement en me faisant signe vers ma propre main : plus de cravache ! Concentré sur ma technique de cavalier débutant, la prise de photos, la gestion du harnet et les paysages, j’ai dû la laisser tomber plus tôt. Quand ? Un mystère, d’autant plus inquiétant que l’objet semble précieux pour Tolqa.

Aussitôt et sans autre consultation qu’un regard, on s’élance tous deux au galop sur la piste en sens inverse, laissant le groupe poursuivre leur route tranquillement au pas. S’en suit une chevauchée extraordinaire où se mélangeaient sensations de remord du manque à la confiance offerte, d’excitation à s’élancer à toute allure sur les steppes peuplées seulement de quelques animaux sauvages, ce nomade mongol concentrant tous ses sens dans sa tâche et moi m’accrochant tant bien que mal à cette histoire.

Gérer le galop, comprendre le jeu qui se fait entre cavalier et cheval, manoeuvrer pour investiguer chaque recoin du chemin, tenter de me rappeler quand cette sangle avait bien pu m’échapper, me coordonner avec Tolqa sans pouvoir parler, surprendre, par notre avancée rapide, les serpents et autres animaux sauvages. L’attention est au maximum et mon cerveau se débat autant qu’il peut.

Long retour en arrière, sans rien trouver accentuant ainsi les différentes sensations. Puis nous finissons par rebrousser chemin tout en poursuivant les recherches. Et ce n’est qu’une fois revenus quasiment au point initial que nous trouvons enfin la cravache miraculée !

La suite fut tout aussi enivrante, nous étions seuls au milieu des steppes à devoir retrouver le groupe qui avait continué bien loin, hors de notre champs de vision pourtant bien dégagé ! Nous galopions vers les points culminants, interrogions les nomades accompagnants leur troupeau ; c’était une sorte de cache-cache géant.

Cette anecdote m’a marqué, non seulement pour le bon souvenir qu’elle laisse, mais aussi pour ce qu’elle a soulevé de réflexion en moi. Une semaine de trek merveilleuse, et pourtant cette matinée où je luttais en tant que débutant fut la plus marquante. Des courses au galop tous les jours, et pourtant cette chevauchée fut la plus intense. Des paysages à couper le souffle derrière chaque coline, et pourtant la steppe encadrant cette scène reste gravée dans ma mémoire malgré son apparence relativement modeste.

Pourquoi une telle trace pour un évènement à l’origine plutôt malheureuse ? Je pense que la réponse réside dans un élément : le sens, le sens de cette aventure.

Tout aussi géniales que furent chacune des journées passée là-bas, elles m’ont aussi laissé une sensation de vide. Petit déjeuner, pliage du campement, puis départ vers le prochain lieu de bivouac dont on ne connaissait pas l’emplacement. On ne faisait que suivre la tête de groupe, tantôt au pas, tantôt au galop. Bien sûr, on avait la vue, mais il manquait quelque chose. Puis c’était, l’arrivée, le montage du camp, une soirée bien animée en musique ou en discussion et la nuit. Et tout reprenait le lendemain.

Le manque de fil rouge ou de finalité m’a semblé enlever une certaine saveur. Une saveur complètement ressentie lors de l’épisode de la cravache aventureuse ! Nous avions un but. À chaque instant, il y avait du sens dans nos actions.

Cela rejoint un sentiment plus global qui me suit depuis un moment. Je suis nostalgique d’une époque où se déplacer était une aventure. Aujourd’hui, on se téléporte d’un pays à l’autre le temps d’un weekend. On consomme les pays, on “fait” la Chine ou la Thaïlande ou autre, comme si voyager revenait à cocher une “todo list”. Alors oui, c’est sûr, on voit plein de beaux paysages ; on en voit peut être même plus que Christophe Colomb lui-même. Mais quel sens à tout cela ? Quelle trace en nous laissée par tous ces pays consommés ?

Je suis nostalgique d’une époque où se déplacer était une aventure, où aller du village à la ville était une expédition, où aller d’un pays à un autre marquait d’un florilège de sensations les voyageurs et ceux qui les attendaient. Ainsi, lorsque je dois me rendre quelque-part, je rêve de me déplacer à la force de mes jambes ou de celle de mon compagnon animal plutôt que de me reposer sur celle de la machine. Vous me direz peut être que c’est une vision enfantine ou une vision marquée par les histoires de la communauté de l’anneau, car la vie était autrement plus dure à l’époque, parce que le sens n’était pas la seule chose qui rendait extraordinaire ces déplacements, il y avait le risque aussi.

Oui, je pense que le sens ne suffit pas à lui seul à expliquer la marque laissée par un voyage. J’étendrai même cela à trois facteurs: le sens, l’immersion et le risque. J’avais les trois ce matin là sur mon cheval à courir après cette cravache.

Mais cela ne me parait pas si absurde comme rêve. Lorsqu’on regarde notre société aujourd’hui, nous aseptisons tout, toujours plus, pour se protéger, nous innovons toujours plus pour réduire nos efforts, nous interconnectons tout le monde, tout le temps. Et nous y arrivons plutôt bien. Mais ce que je vois surtout, c’est qu’en nous sur-protégeant on ne fait surtout que s’affaiblir, en annihilant tout effort, on en oublie la saveur exquise qu’il procure physiquement et mentalement, en gardant contact continu avec tous, on n’est plus réellement avec une personne et on ne connait pas le plaisir de recevoir des nouvelles.

Alors oui, c’est sûr, il y a plus de risque, cela prend plus de temps, on se sépare réellement de nos proches, mais c’est un bien faible coût pour se remettre à vivre pleinement et grandir de nos aventures. On a là une explication partielle de la forme de mon voyage jusqu’ici, et je pense m’appliquer plus encore à respecter ces principes dans la suite.