Savoirs en chemin

Le dilemme de la lune


“Tu dois vivre dans le présent, te lancer au-devant de chaque vague, trouver ton éternité à chaque instant.”

H. David Thoreau


Samedi 17 septembre 2016, berge du lac Baïkal, la nuit approche.

La marche de la journée et la baignade de cloture avaient aiguisé les sensations de mon corps. Monter paisiblement mon bivouac et prendre un temps de réflexion et d’écriture face au couché précoce du soleil derrière la colline avaient eu le même effet sur mon esprit. Sur la berge, je profitais de cette paix intérieure avec mes deux nouveaux amis, Dimi et Léna, dans le même état que moi.

C’était un de ces moments où tout se coordonne parfaitement ; ou peut-être un de ces moments où l’on a la capacité de voir ainsi. L’air frais du crépuscule, la danse des vagues du Baïkal qui joue avec le vent, quelques mots échangés de temps en temps puis des silences face au sublime de la scène autour de nous, la tisane bien chaude du buisson de cassis sauvage d’à côté entre les mains… L’ensemble de nos sens était à l’oeuvre pour goûter à chaque saveur de cet instant.

C’est à ce moment que débuta son apparition. Le hasard, qui semble vouloir être heureux dès qu’on lui donne sa chance, voulu que cette nuit-là soit une nuit de pleine lune et que celle-ci fasse son entrée en scène face à nous, au milieu du lac.

Un instant magique…

Puis tout bascula.

Bon j’exagère un peu, mais c’est là qu’arriva ce dilemme de la lune. Après ces premières secondes magiques, mon esprit se met en marche et me commande de prendre des photos. Catastrophe ! L’appareil photo est resté avec mon sac près du hamac, à 100 mètres de là dont 30 sont du hors-piste bien grimpant. Mon cerveau entre en hésitation profonde.

“Je dois partager ça avec ma famille, mes amis, il faut une photo”
“Non ! je dois profiter de l’instant présent !”
“Et puis je serai content dans quelques années d’avoir une trace photographique”
“Mais non, c’est dans l’esprit que doit rester la trace”
“Mais comment raconter sur savoirsenchemin ce moment magique sans image à l’appui”

Je m’élance, fais quelques pas, change d’avis, m’arrête pour revenir au spectacle, la lune n’est pas encore pleinement sortie de la ligne d’horizon, puis change à nouveau d’avis, et me voilà parti à grandes enjambées jusqu’au bivouac. J’attrape la caméra et reviens tout essoufflé sur la plage.

La lune est déjà bien sortie. Fichtre, elle est rapide ! Je regrette de m’être éloigné, puis regrette de regretter. Je m’ordonne d’arrêter cette débandade cérébrale, et le lieu aidant bien il faut dire, je retrouve le calme et profite de la suite.

Je prends quelques photos.

Cette petite anecdote illustre bien un questionnement qui me suit depuis mon départ de France, une sorte d’affrontement, de “battle”, entre le moment présent et la capture photographique de celui-ci.

J’aime la photo. J’aime partager la façon dont je vois le monde, la beauté de la nature du tout petit au tout grand, l’émotion d’une scène qui n’aurait peut-être pas été remarquée. J’aime également revoir ces photos quelques temps après. Peut-être est-ce aussi un moyen de combler cette compétence de conteur que l’on a hélas globalement perdu ; tellement plus facile de montrer une image que de décrire une aventure vivante.

De l’autre coté, je prends de plus en plus conscience depuis quelques années du pouvoir du moment présent. Pour certains cette formulation sera un non-sens car nous sommes tous dans le présent, pour d’autres, de plus en plus nombreux à en juger l’apparition fréquente du sujet sur les réseaux, on percevra l’importance de cette idée, et pour tous, il sera bien difficile d’arriver à vivre dans ce présent.

“Que chacun examine ses pensées, il les retrouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent.”

Blaise Pascal

En effet, nous vivons, pour la plupart d’entre nous et la plupart du temps, dans les évènements du passés ou les soucis du futur. Une fois, la prise de conscience effectuée, tout l’enjeu réside dans notre capacité à maximiser les moments où nous sommes bel et bien dans le présent. C’est une des clés du bien-être.

Et c’est donc un de mes sujets de réflexions centraux dans ce projet “Savoirs en chemin”. Je quitte une vie qui laisse bien peu de place à ce moment présent pour une vie où je réapprends à vivre avec lui.

“En nous établissant dans l’instant présent, nous pouvons voir toutes les beautés et les merveilles qui nous entourent. Nous pouvons être heureux simplement en étant conscients de ce qui est sous nos yeux.”

Thich Nhat Hanh

Les barrières sont nombreuses ; en voyage, la prise de photo est l’une d’elles car elle peut facilement engloutir ces précieux moments. Je n’ai pas de solution efficace encore.

L’approche de la photo va du “Je mitraille le lieu de photo et je repars sans l’avoir réellement vu” à “Je bannis la photo car cela interrompt ma perception de l’instant” en passant par “Si j’en ai l’opportunité et que j’y pense, je prends une photo mais je risque de rater beaucoup de belles prises”.

À la pression personnelle, s’ajoute celle qui vient de l’extérieur. Lorque l’on part comme j’ai pu le faire, l’entourage demande systématiquement un récit en images. La faim des réseaux sociaux ajoute sa couche également.
Pour le moment, j’ai choisi de fortement réduire le recours à la photo mais je ne suis pas encore satisfait. Le jeu du tiraillement d’esprit n’est pas simple à gérer, l’équilibre dur à trouver et le résultat n’est pas toujours au rendez-vous. Certains épisodes, vécus pleinement, me comblent mais manquent cruellement de photos pour être partagés. À l’inverse, d’autres instants sont capturés mais au prix d’un sacrifice de l’expérience et parfois pour un résultat bien modeste comme ce fut le cas pour cette fameuse soirée de pleine lune au lac Baïkal…

Et vous, avez vous réfléchis sur le sujet ? avez-vous des astuces à partager ?

“La vrai générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent.”

Albert Camus